« Marie a choisi la meilleure part »
(Lc 10, 38-42)
En ce temps-là, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut. Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »
(...) Je comprends immédiatement que c’est encore le personnage de Marie-Madeleine qui est central, car c’est elle que je vois en premier, portant un simple vêtement de couleur lilas comme la fleur de mauve. Aucun ornement précieux. Ses cheveux, simplement rassemblés en tresses sur la nuque, la font paraître plus jeune qu’à l’époque où elle était un vrai chef-d’œuvre de toilette. Disparus le regard effronté du temps de la “ pécheresse ”, l’air humilié du moment où elle écoutait la parabole de la brebis perdue, et le visage honteux et mouillé de larmes, du soir dans la salle du pharisien… elle a maintenant un regard paisible, redevenu limpide comme celui d’un enfant, sur un sourire plein de paix.
Marie, appuyée contre un arbre à la limite de la propriété de Béthanie, regarde le chemin. Et attend. Puis elle pousse un cri de joie, se tourne vers la maison et appelle très fort pour qu’on l’entende. Elle crie de sa voix splendide veloutée et passionnée, unique : “ Il arrive !… Marthe, ils avaient raison, le Rabbi est ici ! ” et elle court ouvrir le lourd portail qui grince sans même laisser aux serviteurs le temps de le faire, et elle sort sur la route, les bras tendus comme un enfant qui s’élance vers sa maman et, dans un transport de joie affectueuse, elle s’écrie : “ O mon Rabbouni ! ” — je note “ Rabbouni ” parce que je vois que c’est l’orthographe de l’Evangile. Mais chaque fois que j’ai entendu Marie-Madeleine l’appeler, j’ai eu l’impression qu’elle disait “ Rabbomi ”, avec un m et non un n —, et elle se prosterne dans la poussière de la route pour baiser les pieds de Jésus.
« Paix à toi, Marie. Je viens me reposer sous ton toit.
– O mon Maître ! » répète Marie en levant son visage avec une expression de respect et d’amour qui exprime quantité de choses… : tout à la fois remerciement, bénédiction, joie, invitation à entrer, et allégresse parce qu’il entre…
Jésus lui a posé la main sur la tête et il semble encore l’absoudre.
Marie se lève et, à côté de Jésus, elle entre dans l’enceinte de la propriété. Pendant ce temps, les serviteurs et Marthe sont accourus, les serviteurs avec des amphores et des coupes, Marthe avec son seul amour. Mais il est si grand !
Les apôtres, qui ont chaud, boivent les rafraîchissements apportés par les serviteurs. Ils voudraient les offrir tout d’abord à Jésus, mais Marthe les a devancés. Elle a pris une coupe de lait et l’a offerte à Jésus. Elle doit savoir que c’est ce qu’il préfère.
Quand les disciples se sont désaltérés, Jésus leur dit :
« Allez prévenir les fidèles. Ce soir, je leur parlerai. »
A peine sortis du jardin, les apôtres s’égaillent dans diverses directions.
Jésus marche entre Marthe et Marie.
« Viens, Maître » dit Marthe. « En attendant Lazare, restaure-toi et prends quelque repos. »
Pendant qu’ils pénètrent dans une pièce fraîche qui donne sur le portique ombragé, Marie, qui s’était éloignée rapidement, revient avec un broc d’eau, suivie d’un serviteur qui porte un bassin. Mais c’est Marie qui veut laver les pieds de Jésus. Elle délace ses sandales poussiéreuses et les donne à un serviteur pour qu’il les rapporte nettoyées, ainsi que son manteau pour qu’il en secoue la poussière. Puis elle plonge les pieds de Jésus dans l’eau, que des aromates rendent légèrement rosée, les essuie, les embrasse. Ensuite elle change l’eau et en apporte de la propre pour les mains. Pendant qu’elle attend le serviteur avec les sandales, accroupie sur le tapis aux pieds de Jésus, elle les caresse, et avant de lui remettre ses sandales, elle les embrasse encore en disant :
« Pieds saints qui avez tant marché pour me chercher ! »
Marthe, dont l’amour est plus pratique, pense à ce qui est humainement utile :
« Maître, qui viendra en plus de tes disciples ? »
Jésus répond :
« Je ne sais pas encore exactement, mais tu peux préparer pour cinq autres, en plus des apôtres. »
« Tu es encore ici, Marie ? Et moi qui me fais tant de soucis !… L’heure avance. Les invités seront bientôt arrivés, et il y a tant à faire ! Les servantes sont occupées au pain, les serviteurs découpent et font cuire les viandes. Moi, je prépare les nappes, les tables et les boissons. Mais il y a encore les fruits à cueillir et l’eau de menthe et de miel à préparer… »
Marie écoute d’une oreille les lamentations de sa sœur. Avec un sourire bienheureux, elle continue à regarder Jésus sans bouger de place.
Marthe réclame l’aide de Jésus :
« Maître, tu vois comme j’ai chaud. Te paraît-il juste que je sois seule à faire les préparatifs ? Dis-lui, toi, de m’aider ! »
Marthe est vraiment énervée.
Jésus la regarde avec un sourire à la fois doux et légèrement ironique, ou plutôt taquin. Marthe s’offense un peu :
« Je parle sérieusement, Maître. Rends-toi compte comme elle est oisive pendant que je travaille. Et elle reste ici à ne rien faire… »
Jésus prend un air plus sérieux :
« Ce n’est pas de l’oisiveté, Marthe : c’est de l’amour. L’oisiveté, c’était avant. Et tu as tant pleuré à cause de cette oisiveté indigne. Tes larmes ont rendu encore plus efficaces mes efforts pour la ramener à moi et la rendre à ton honnête affection.
Voudrais-tu lui disputer l’amour qu’elle a pour son Sauveur ?
Préférerais-tu donc qu’elle soit loin d’ici pour ne pas te voir travailler, mais aussi loin de moi ?
Marthe, Marthe ! Dois-je donc te dire qu’elle (et Jésus met la main sur la tête de Marie), revenue de si loin, t’a surpassée en amour ?
Dois-je donc dire qu’elle, qui ne savait pas une seule parole de bien, est maintenant savante dans la science de l’amour ?
Laisse-la à sa paix ! Elle a été si malade ! C'est maintenant une convalescente qui revient à la santé en buvant les boissons qui la fortifient. Elle a été tellement tourmentée… Désormais sortie du cauchemar, elle regarde autour d’elle et en elle, elle se voit renouvelée et elle découvre un monde nouveau.
Laisse-la dans cette sécurité. C’est avec ce qui est “ renouvelé ” en elle qu’elle doit oublier le passé et conquérir l’éternité… Elle ne sera pas seulement conquise par le travail, mais aussi par l’adoration.
Celui qui aura donné un pain à l’apôtre et au prophète obtiendra une récompense, mais celui qui aura oublié même de se nourrir pour m’aimer en obtiendra une double, parce qu’il aura eu l’esprit plus grand que la chair, un esprit qui aura crié plus fort que les besoins humains, même licites.
Tu te préoccupes de trop de choses, Marthe. Pour elle, une seule compte. Mais c’est celle qui suffit à son âme et surtout à son Seigneur, qui est aussi le tien.
Laisse tomber ce qui est superflu. Imite ta sœur.
Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera jamais enlevée.
Quand toutes les vertus seront dépassées, parce qu’elles ne seront plus nécessaires aux citoyens du Royaume, la seule qui restera sera la charité. Elle seule demeurera toujours, telle une souveraine. Marie l’a choisie, elle l’a prise comme écu et comme bourdon. Ainsi armée, comme sur des ailes d’anges, elle arrivera dans mon Ciel. »