En ce temps-là, quand Jésus apprit la mort de Jean le Baptiste, il se retira et partit en barque pour un endroit désert, à l’écart. Les foules l’apprirent et, quittant leurs villes, elles suivirent à pied. En débarquant, il vit une grande foule de gens ; il fut saisi de compassion envers eux et guérit leurs malades. Le soir venu, les disciples s’approchèrent et lui dirent : « L’endroit est désert et l’heure est déjà avancée. Renvoie donc la foule : qu’ils aillent dans les villages s’acheter de la nourriture ! » Mais Jésus leur dit : « Ils n’ont pas besoin de s’en aller. Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Alors ils lui disent : « Nous n’avons là que cinq pains et deux poissons. » Jésus dit : « Apportez-les moi. » Puis, ordonnant à la foule de s’asseoir sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction ; il rompit les pains, il les donna aux disciples, et les disciples les donnèrent à la foule. Ils mangèrent tous et ils furent rassasiés. On ramassa les morceaux qui restaient : cela faisait douze paniers pleins. Ceux qui avaient mangé étaient environ cinq mille, sans compter les femmes et les enfants.
(...) – Oh, comme c’est lourd ! » dit Marziam en soulevant son panier et en allant tout de suite vers ses petits amis. Il marche comme s’il portait un fardeau.
Les apôtres, les disciples, Manahen, le scribe le regardent partir sans savoir que penser… Puis ils prennent les paniers, et en secouant la tête, se disent l’un à l’autre :
« Ce gamin plaisante ! Ce n’est pas plus lourd qu’avant. »
Le scribe regarde aussi à l’intérieur et met la main pour tâter au fond du panier parce qu’il n’y a plus beaucoup de lumière, là, sous le couvert où Jésus se trouve, alors que plus loin, dans la clairière, il fait encore assez clair.
Mais malgré cette constatation, ils se dirigent vers les gens et commencent la distribution. Ils donnent, donnent, donnent… Et de temps à autre, ils se retournent, étonnés, de plus en plus loin, vers Jésus qui, les bras croisés, adossé à un arbre, sourit finement de leur stupeur.
La distribution est longue et abondante… Le seul à ne pas manifester d’étonnement, c’est Marziam qui rit, tout heureux de remplir de pain et de poisson les mains de tant de pauvres enfants. Il est aussi le premier à revenir vers Jésus, en disant :
« J’ai donné beaucoup, beaucoup, beaucoup !… parce que je sais ce qu’est la faim… »
Et il lève son visage, qui n’est plus émacié, mais que ce souvenir fait pâlir, en lui écarquillant les yeux… Mais Jésus lui fait une caresse, et un sourire lumineux revient sur ce visage d’enfant qui s’appuie en toute confiance contre Jésus, son Maître et Protecteur.
Peu à peu, les apôtres et les disciples reviennent, muets de stupeur. Le dernier est le scribe, qui ne dit rien. Mais il fait un geste qui vaut plus qu’un discours : il s’agenouille et baise la frange du vêtement de Jésus.
« Prenez votre part, et donnez m’en un peu. Mangeons la nourriture de Dieu. »
Ils mangent en effet du pain et du poisson, chacun selon son appétit…
Pendant ce temps, les gens, rassasiés, échangent leurs impressions. Même ceux qui sont autour de Jésus se risquent à parler en regardant Marziam qui, en finissant son poisson, plaisante avec les autres enfants.
« Maître, demande le scribe, pourquoi l’enfant a-t-il tout de suite senti le poids, et nous pas ? J’ai même fouillé à l’intérieur. Il n’y avait toujours que ces quelques bouchées de pain et cet unique morceau de poisson. J’ai commencé à en sentir le poids en m’avançant vers la foule, mais si ç’avait été le poids correspondant à la quantité que j’ai distribuée, il aurait fallu un couple de mulets pour le transport ; pas un panier, mais un char plein, chargé de nourriture. Au début, j’y allais avec parcimonie… puis je me suis mis à donner tant et plus et, pour ne pas être injuste, je suis revenu vers les premiers en faisant une nouvelle distribution parce que je leur avais donné peu de chose. Et pourtant, il y en a eu suffisamment.
– Moi aussi, j’ai senti que le panier s’alourdissait au fur et à mesure que j’avançais, et j’ai donné tout de suite abondamment, car j’ai compris que tu avais fait un miracle, dit Jean.
– Personnellement, au contraire, je me suis arrêté et me suis assis, pour renverser sur mon vêtement le fardeau et me rendre compte… Alors j’ai vu des pains en quantité, et j’y suis allé, raconte Manahen.
– Moi, je les ai même comptés pour ne pas faire piètre figure. Il y avait cinquante petits pains. Je me suis dit : “ Je vais les donner à cinquante personnes, puis je reviendrai. ” Et j’ai compté. Mais, arrivé à cinquante, le poids était toujours le même. J’ai regardé à l’intérieur : il y en avait encore autant. Je suis allé de l’avant et j’en ai donné par centaines. Mais cela ne diminuait jamais » relate Barthélemy.
Thomas dit :
« Moi, je le reconnais, je n’y croyais pas. J’ai pris dans mes mains les bouchées de pain et ce petit morceau de poisson et je les regardais en pensant : “ A quoi cela va servir ? Jésus a voulu plaisanter !… ” Et je les regardais, je les fixais, restant caché derrière un arbre, espérant et désespérant d’en voir le nombre augmenter. Mais c’était toujours la même chose. J’allais revenir quand Matthieu est passé et m’a dit : “ Tu as vu comme ils sont beaux ? ” “ Quoi ? ” ai-je répondu. “ Mais les pains et les poissons !… ” “ Tu es fou ? Moi je vois toujours des petits morceaux de pain. ” “ Va les distribuer avec foi, et tu verras. ” J’ai jeté dans le panier ces quelques bouchées et j’y suis allé avec réticence… Et puis… pardonne-moi, Jésus, car je suis pécheur !
– Non, tu es un esprit du monde. Tu raisonnes comme les gens du monde.
– Moi aussi, Seigneur, dans ce cas » dit Judas. « Au point que j’ai pensé donner une pièce avec le pain en pensant : “ ils iront manger ailleurs. ” J’espérais t’aider à faire meilleure figure. Que suis-je donc, moi ? Comme Thomas ou davantage ?
– Bien plus que Thomas, tu es “ monde. ”
– Pourtant, j’ai pensé faire l’aumône pour être Ciel ! C’étaient mes deniers personnels…
– Aumône à toi-même et à ton orgueil, ainsi qu’aumône à Dieu. Ce dernier n’en a pas besoin et l’aumône à ton orgueil est une faute, pas un mérite. »
Judas baisse la tête et se tait.
« De mon côté, dit Simon le Zélote, je pensais que cette bouchée de poisson, ces bouchées de pain, il me fallait les fragmenter pour qu’elles suffisent. Mais je ne doutais pas qu’elles auraient suffi pour le nombre et la valeur nutritive. Une goutte d’eau, donnée par toi, peut être plus nourrissante qu’un banquet.
– Et vous, qu’en pensiez-vous ? demande Pierre aux cousins de Jésus.
– Nous nous rappelions Cana… et nous ne doutions pas, dit sérieusement Jude.
– Et toi, Jacques, mon frère, tu n’as pensé qu’à cela ?
– Non. J’ai pensé que c’était un sacrement. Comme tu m’en as parlé… Est-ce bien cela ou je me trompe ? »
Jésus sourit :
« Oui et non. A la vérité de la puissance d’une goutte d’eau, exprimée par Simon, il faut ajouter ta pensée pour une figure lointaine. Mais ce n’est pas encore un sacrement. » (...)
Jésus dit :
“Tu as si peur, ma pauvre âme ! Mais je veux soulager ta peine : non pas te l’enlever, mais la soulager. La soulager en te consolant et la soulager en t’aidant à la soulever bien haut pour qu’elle soit très méritoire. Si tu m’écoutes, tu verras que la blessure fait moins mal.
Maria, ne sois pas une personne qui ne sait pas faire fructifier les monnaies que je lui donne. Chaque instant de votre journée d’êtres humains est une monnaie que Dieu vous confie pour que vous la fassiez fructifier pour la vie éternelle. Sers-toi de chaque nouvelle monnaie que je te donne de façon à en tirer cent pour cent. De quelle façon ?
En premier lieu, par la résignation, en acceptant de boire ce calice sans détourner la tête pour éviter d’approcher les lèvres du bord très amer.
Par la reconnaissance toujours à mon égard qui te le présente avec la juste conscience, comme moi seul puis avoir, de te faire du bien, c’est-à-dire de faire envers toi un nouvel acte d’amour.
Par la confiance. Je t’aiderai à porter la nouvelle croix et les autres qui en découleront. N’es-tu pas contente de m’avoir pour cyrénéen, moi, ton Jésus qui t’aime ?
Par une vision supérieure surtout. Oui, n’avilis pas l’or de cette croix en le salissant d’arrière-pensées humaines. Et que t’importe que le monde ne te comprenne pas, même pas dans tes pensées les plus élevées ? Et alors ? Tu t’inquiètes parce qu’on te juge froide, égoïste, sans amour pour ta mère ? Et alors ? Tu t’affliges d’un pauvre jugement humain ? Non, Maria. Ce serait mal si j’avais à te juger coupable envers les commandements de la Loi divine et humaine en ce qui concerne ta conduite à l’égard de ta mère. Mais ne t’occupe pas des autres.
Et regarde-moi une fois de plus. N’ai-je pas été vilipendé par l’insulte que j’étais un blasphémateur, un révolté contre le Dieu d’Abraham, un obsédé, un fils sans cœur ? Aucun disciple ne vaut plus que son maître, Maria, et chaque disciple doit donc être égal à moi dans les offenses qu’il subit et dans les œuvres qu’il accomplit.
Pour ce qui est des offenses, les autres s’en occupent, lesquels ‘ne savent pas ce qu’ils font et ce qu’ils disent’. Par conséquent, pardonne-leur. Occupe-toi des œuvres, poursuivant ta route et élevant ton esprit si haut que les pierres de la médisance, du manque de perspicacité des humains, ne pourront l’atteindre. C’est moi qui vois et juge et qui te récompense et te bénis. Les autres sont poussière qui tombe.
Va en paix, Maria. Voilà que je te touche pour soulever de ta tête la couronne d’épines. Aujourd’hui je vais la porter pour toi. Et ne cherche jamais d’autres cœurs que le mien pour te consoler dans ta souffrance. Même si tu parcourais la Terre entière, tu ne trouverais personne qui te comprenne avec vérité et justice comme peut le faire Jésus, ton Maître et Ami.
Va en paix. Je te donne ma paix.”