En ce temps-là, Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples, vers les villages situés aux environs de Césarée-de-Philippe. Chemin faisant, il interrogeait ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? » Ils lui répondirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes. » Et lui les interrogeait : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre, prenant la parole, lui dit : « Tu es le Christ. » Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne. Il commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite. Jésus disait cette parole ouvertement. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches. Mais Jésus se retourna et, voyant ses disciples, il interpella vivement Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
(…) – Mais les gens, vous qui les approchez si familièrement plus que moi, et sans la timidité que je peux susciter, que disent-ils que je suis ? Et comment définissent-ils le Fils de l’homme ?
– Certains disent que tu es Jésus, c’est-à-dire le Christ, et ce sont les meilleurs. D’autres te qualifient de prophète, d’autres seulement de rabbi, et d’autres, tu le sais, te disent fou et possédé.
– Quelques-uns pourtant se servent pour toi du nom que tu te donnes et ils t’appellent : “ Fils de l’homme ”.
– Et certains aussi disent que c’est impossible, parce que le Fils de l’homme, c’est bien différent. Et cela n’est pas toujours une négation car, au fond, ils admettent que tu es plus que Fils de l’homme : tu es le Fils de Dieu. D’autres, au contraire, prétendent que tu n’es même pas le Fils de l’homme, mais un pauvre homme que Satan agite ou que la démence bouleverse. Tu vois que les opinions sont nombreuses et toutes différentes, dit Barthélemy.
– Mais pour les gens, qu’est-ce donc que le Fils de l’homme ?
– C’est un homme en qui se retrouvent toutes les plus belles vertus de l’homme, un homme qui réunit en lui-même toutes les qualités requises d’intelligence, de sagesse, de grâce, dont nous pensons qu’elles étaient en Adam ; certains ajoutent même à ces qualités celle de ne pas mourir. Tu sais que la rumeur circule déjà que Jean-Baptiste n’est pas mort, mais seulement transporté ailleurs par les anges et qu’Hérode, pour ne pas se dire vaincu par Dieu – et plus encore Hérodiade –, ont tué un serviteur et, après l’avoir décapité, ont présenté son corps mutilé comme le cadavre de Jean-Baptiste. Les gens racontent tant de choses ! Ainsi plusieurs pensent que le Fils de l’homme est Jérémie ou bien Elie, ou l’un des prophètes, et même Jean-Baptiste en personne, en qui étaient grâce et sagesse et qui se disait le précurseur du Christ. Le Christ est l’Oint de Dieu. Le Fils de l’homme est un grand homme né de l’homme. Un grand nombre ne peut admettre, ou ne veut pas admettre, que Dieu ait pu envoyer son Fils sur la terre. Tu l’as dit hier : “ Seuls ceux qui sont convaincus de l’infinie bonté de Dieu croiront. ” Israël croit davantage à la rigueur de Dieu qu’à sa bonté…, dit encore Barthélemy.
– Oui. En effet, ils se sentent si indignes qu’ils jugent impossible que Dieu soit assez bon pour envoyer son Verbe pour les sauver. Ce qui fait obstacle à leur foi, c’est la dégradation de leurs âmes » confirme Simon le Zélote, avant d’ajouter : « Tu dis que tu es le Fils de Dieu et de l’homme. En effet, en toi, se trouvent toute grâce et toute sagesse comme homme. Et je crois réellement que quelqu’un qui serait né d’Adam en état de grâce t’aurait ressemblé pour ce qui est de la beauté, de l’intelligence et de toute autre qualité. Et Dieu brille en toi pour ce qui est de la puissance. Mais qui peut le croire parmi ceux qui se croient dieux et qui, dans leur orgueil démesuré, mesurent Dieu à l’aune de ce qu’ils sont ? Eux, les cruels, les haineux, les rapaces, les impurs, ne peuvent certainement pas penser que Dieu ait poussé sa douceur jusqu’à se donner lui-même pour les racheter, avec son amour pour les sauver, sa générosité pour se livrer à l’homme, sa pureté pour se sacrifier parmi nous. Non, ils ne le peuvent pas, eux qui sont si impitoyables et pointilleux pour rechercher et punir les fautes (…)
« Jésus, accompagné de Lévi et de Jean, chemine au chant des grillons sur un petit sentier, au milieu de champs brûlés tout en chaume. Suivent Joseph, Judas et Simon, en groupe.[...]
– Mais les pharisiens sont-ils tous comme ça, mon Seigneur ? demande Jean. Ah ! je ne voudrais pas être à leur service ! Je préfère ma barque !
– C’est la barque que tu préfères ? demande Jésus, à moitié sérieux.
– Non, c’est toi ! La barque, c’était quand j’ignorais ce qu’est l’Amour sur la Terre » répond Jean avec fougue.
Jésus rit de sa véhémence.
« Tu ne savais pas que l’amour existait sur la terre ? Comment es-tu donc né, si ton père n’a pas aimé ta mère ? demande Jésus comme pour plaisanter.
– Cet amour est beau, mais ne me séduit pas. C’est toi mon amour ! Pour le pauvre Jean, c’est toi l’Amour sur terre. »
Jésus le serre contre lui et dit :
« Je voulais te l’entendre dire. L’Amour est avide d’amour et l’homme donne et donnera toujours à son avidité d’imperceptibles gouttes comme celles qui tombent du ciel et sont si insignifiantes qu’elles s’évaporent dans l’atmosphère, dans l’embrasement de l’été. Même les gouttes d’amour des hommes se consumeront dans l’air, brûlées par la fièvre de trop de choses. Le cœur en produira encore… mais les intérêts, les passions, les affaires, les désirs égoïstes, tant, tant de choses humaines les feront disparaître.
Et qu’est-ce qui montera vers Jésus ? Ah ! trop peu de choses ! Les restes de tous les battements du cœur humain, ce qui peut bien encore en survivre, les battements intéressés des hommes qui veulent demander, et encore demander quand le besoin s’en fait sentir.
M’aimer uniquement par amour sera le propre d’un petit nombre : des Jean…
Regarde cet épi poussé hors saison. C’est peut-être une graine tombée au moment de la moisson.
Elle a su naître, résister au soleil, à la sécheresse, grandir, murir…
Regarde : cet épi est déjà formé. Il n’y a que lui de vivant dans ces champs vides. D’ici peu ses grains mûrs tomberont sur le sol en rompant l’enveloppe lisse qui les rattachait à la tige, et ce sera charité pour les oiseaux, ou bien, donnant le cent pour un, ils repousseront encore et, avant le labour d’hiver, ils arriveront de nouveau à maturité et rassasieront une foule d’oiseaux déjà tenaillés par la faim de la plus triste des saisons …
Vois-tu, mon Jean, tout ce que peut réaliser une seule graine courageuse ?
Tels seront les rares hommes qui m’aimeront d’amour.
Un seul suffira pour apaiser la faim d’un grand nombre.
Un seul embellira la région où règne la laideur du néant, et où il n’y avait d’abord que néant.
Un seul fera surgir la vie là où régnait la mort, et les affamés viendront à lui.
Ils mangeront un grain de son amour agissant, puis, égoïstes et distraits, ils s’envoleront ailleurs. Mais, même à leur insu, ce grain déposera un germe de vie dans leur sang, dans leur âme… et ils reviendront… Et aujourd’hui, demain, après-demain encore, comme disait Isaac, la connaissance de l’Amour se développera dans les cœurs. La tige, dégarnie, ne sera plus rien : un brin de paille brûlé. Mais que de bien naîtra de son sacrifice et quelle récompense pour elle ! »
Jésus qui s’était arrêté un instant devant un maigre épi, poussé au bord du sentier, dans un caniveau qui, au temps des pluies, était peut-être un ruisseau, a continué de parler, toujours écouté par Jean dans son attitude habituelle de disciple aimant qui boit non seulement les paroles, mais aussi les gestes de l’être aimé.
Les autres discutent sans s’apercevoir de ce doux colloque. Les voici maintenant arrivés à la pommeraie ; ils s’arrêtent et se regroupent. La chaleur est telle que, même sans manteau, ils transpirent. Ils se taisent et attendent. » [...]
L'Évangile tel qu’il m’a été révélé, ch 88.1-2