(…) Judas le regarde. Il est sur le point de parler, quand un cri l’en empêche, venant d’un monticule dominant le hameau qu’ils longent, en cherchant la voie d’accès.
« Jésus ! Rabbi Jésus ! Fils de David et notre Seigneur, aie pitié de nous.
– Des lépreux ! Partons, Maître, sinon le village va accourir et nous retenir dans ses maisons » conseillent les apôtres.
Mais les lépreux ont l’avantage d’être en avance sur eux, montés sur le chemin, mais à cinquante mètres au moins du village. Ils descendent en boitant et courent vers Jésus en répétant leur cri.
« Entrons dans le village, Maître, ils ne peuvent pas y aller » conseillent certains apôtres. Mais d’autres disent :
« Déjà, des femmes viennent regarder. Si nous entrons, nous éviterons les lépreux, mais pas ceux qui nous auront reconnus et voudront nous garder. »
Et pendant qu’ils se demandent que faire, les lépreux s’approchent de plus en plus de Jésus, qui sans souci des mais et des si des apôtres, poursuit son chemin. Les apôtres se résignent à le suivre tandis que des femmes, accompagnées d’enfants accrochés à leurs jupons, et quelques vieillards restés dans le village viennent voir, en se tenant à une distance prudente des lépreux. Ceux-ci s’arrêtent à quelques mètres de Jésus et supplient encore :
« Jésus, aie pitié de nous ! »
Jésus les regarde un instant, puis, sans s’approcher de ce groupe de douleur, il demande :
« Etes-vous de ce village ?
– Non, Maître, de différents endroits. Mais cette montagne où nous demeurons donne de l’autre côté sur la route de Jéricho, et cet endroit est bon pour nous…
– Dans ce cas, rendez-vous au village le plus proche de votre montagne, et montrez-vous aux prêtres. »
Et Jésus reprend sa marche en se déplaçant sur le bord du chemin pour ne pas effleurer les lépreux qui le regardent partir, sans avoir obtenu autre chose qu’une lueur d’espoir dans leurs pauvres yeux malades. Arrivé à leur hauteur, Jésus lève la main pour les bénir.
Les villageois, déçus, rentrent chez eux… Les lépreux grimpent de nouveau sur la montagne pour aller vers leur grotte ou vers la route de Jéricho.
« Tu as bien fait de ne pas les guérir. Les habitants ne nous auraient plus laissé partir…
– Oui, et il faudrait arriver à Ephraïm avant la nuit. »
Jésus marche en silence. La route est très sinueuse, car elle suit les caprices de la montagne au pied de laquelle elle est taillée, et le village est désormais caché à la vue par les tournants…
Mais une voix les rejoint :
« Louange au Dieu Très-Haut et à son vrai Messie. En lui se trouvent toute puissance, sagesse et pitié ! Louange au Dieu très-haut qui, en lui, nous a accordé la paix. Louez-le, vous tous, hommes de Judée et de Samarie, de Galilée et de Transjordanie, jusqu’aux neiges du très haut Hermon, jusqu’aux pierres brûlées de l’Idumée, et jusqu’aux sables baignés par les eaux de la Grande Mer ! Que résonne la louange au Très-Haut et à son Christ. Voici accomplie la prophétie de Balaam. L’Etoile de Jacob resplendit sur le ciel rétabli de la patrie réunie par le vrai Berger. Voilà accomplies également les promesses faites aux patriarches, tout comme la parole d’Elie, qui nous a aimés. Ecoutez-la, peuples de Palestine, et comprenez-la. Il ne faut plus hésiter : on doit choisir la lumière spirituelle, et si l’âme est droite, elle fera un bon choix. C’est le Seigneur, suivez-le ! Ah ! jusqu’à présent nous avons été punis parce que nous ne nous sommes pas efforcés de comprendre ! L’homme de Dieu a maudit le faux autel en prophétisant : “ Voici que va naître de la maison de David un Fils appelé Josias qui immolera sur l’autel et consumera les ossements d’Adam. Alors l’autel se fendra jusqu’aux entrailles de la terre et les cendres de l’immolation se répandront du nord au midi, de l’orient à l’occident. ” Ne faites pas comme ce sot d’Ochozias, qui envoyait consulter le dieu d’Eqrôn alors que le Très-Haut était en Israël. Ne soyez pas inférieurs à l’ânesse de Balaam dont le respect pour l’esprit de lumière lui aurait mérité de vivre, alors que le prophète, qui ne voyait pas, serait tombé sous les coups. Voici la Lumière qui passe parmi nous. Ouvrez les yeux, ô aveugles spirituels, et voyez. »
L’un des lépreux les suit de plus en plus près, même sur la grand-route — qu’ils ont fini par atteindre —, en désignant Jésus aux pèlerins.
Les apôtres, agacés, se retournent deux ou trois fois en intimant au lépreux, parfaitement guéri, de se taire. Et, la dernière fois, ils vont jusqu’à le menacer.
Mais lui, cessant un instant de s’égosiller pour s’adresser à tous, répond :
« Et que voulez-vous ? Que je ne proclame pas le prodige que Dieu a fait pour moi ? Voulez-vous que je ne le bénisse pas ?
– Bénis-le dans ton cœur et tais-toi, lui répondent-ils, fâchés.
– Non, je ne puis me taire. C’est Dieu qui met ces mots sur mes lèvres. » Et il reprend à haute voix : « Habitants des deux côtés de la frontière, et vous qui passez par hasard, arrêtez-vous pour adorer celui qui régnera au nom du Seigneur. Je me moquais de toutes ces paroles, mais maintenant je les répète, car je les vois accomplies. Voici que toutes les nations s’ébranlent et s’avancent dans l’allégresse vers le Seigneur par les chemins des mers et des déserts, par les collines et les monts. Et nous aussi, le peuple qui a cheminé dans les ténèbres, nous allons marcher vers la grande Lumière qui a surgi, vers la Vie, et sortir de la région de la mort. De loups, léopards ou lions que nous étions, nous allons renaître dans l’Esprit du Seigneur et nous nous aimerons en lui, à l’ombre du Rejeton de Jessé devenu un cèdre sous lequel campent les nations rassemblées par lui des quatre coins de la terre. Voici venir le jour où la jalousie d’Ephraïm prendra fin, parce qu’il n’y a plus Israël et Juda, mais un seul Royaume : celui du Christ du Seigneur. Voilà, je chante les louanges du Seigneur qui m’a sauvé et consolé. Je vous le dis : louez-le et venez boire le salut à la source du Sauveur. Hosanna ! Hosanna aux prodiges qu’il accomplit ! Hosanna au Très-Haut qui a placé au milieu des hommes son Esprit en le revêtant de chair, pour qu’il devienne le Rédempteur ! »
Il est intarissable. La foule augmente, les gens se groupent, encombrant la route. Ceux qui étaient en arrière accourent, ceux qui étaient en avant rebroussent chemin. Les habitants d’un petit village, près duquel ils se trouvent maintenant, s’unissent aux passants.
« Mais fais-le taire, Seigneur ! C’est un Samaritain : les gens le disent. Il ne doit pas parler de toi si tu ne permets même pas que nous te précédions en t’annonçant ! » disent les apôtres, contrariés.
« Mes amis, je vous répète les paroles de Moïse à Josué, fils de Num, qui se plaignait de ce que Eldad et Médad prophétisaient dans les campements : “ Serais-tu jaloux pour moi, à ma place ? Ah ! puisse le peuple tout entier prophétiser ainsi, puisse le Seigneur donner à tous son Esprit ! ” Mais je vais m’arrêter et je vais le renvoyer pour vous faire plaisir. »
Il se retourne, s’arrête et appelle le lépreux guéri, qui accourt et se prosterne devant Jésus en baisant la poussière.
« Lève-toi. Et les autres, où sont-ils ? N’étiez-vous pas dix ? Les neuf autres n’ont pas éprouvé le besoin de remercier le Seigneur. Eh quoi ? Sur dix lépreux dont un seul était samaritain, il ne s’est trouvé que cet étranger pour éprouver le besoin de revenir rendre gloire à Dieu, avant de retourner lui-même à la vie et à sa famille ? Et on l’appelle “ samaritain ”. Les Samaritains ne sont-ils donc plus ivres, puisqu’ils voient sans avoir la berlue et accourent sans chanceler sur le chemin du salut ? La Parole s’exprime-t-elle donc dans une langue étrangère, si elle est comprise par les étrangers et pas par son peuple ? »
Il tourne ses yeux magnifiques sur une assistance originaire de toute la Palestine. Son regard a un éclat insoutenable… Plusieurs baissent la tête et éperonnent leurs montures, ou s’éloignent à pied…
Jésus baisse les yeux sur le Samaritain agenouillé à ses pieds, et son regard se fait très doux. Il lève la main en un geste de bénédiction et dit :
« Lève-toi et pars. Ta foi a sauvé en toi quelque chose de plus que ta chair. Avance dans la lumière de Dieu. Va. »
L’homme baise de nouveau la poussière et, avant de se lever, il demande :
« Un nom, Seigneur ! Donne-moi un nom nouveau, puisque tout est neuf en moi, et pour toujours.
– Dans quelle terre nous trouvons-nous ?
– Dans le pays d’Ephraïm.
– Alors, tu t’appelleras désormais Ephrem, parce que c’est deux fois que la Vie t’a donné la vie. Va. »
L’homme se lève et s’éloigne.
Les gens de l’endroit et quelques pèlerins voudraient bien retenir Jésus, mais lui les subjugue par son regard, qui n’est pas sévère, mais très doux au contraire. Il doit néanmoins dégager une puissance certaine, car personne ne fait un geste pour le retenir. (…)
Jésus dit :
“ ‘Béni soit le fruit de tes entrailles’.
La maternité divine et virginale fait que Marie n’est surpassée que par Dieu.
Mais ne vous arrêtez pas à contempler uniquement la gloire de Marie. Pensez à ce qu’il lui en a coûté pour obtenir cette gloire. Celui qui regarde le Christ dans la lumière de la résurrection et ne médite pas sur le Rédempteur mourant dans les ténèbres du Vendredi Saint n’est qu’un sot. De même, celui qui pense à la gloire de Marie et ne médite pas sur la façon dont elle parvint à la gloire n’est qu’un sot. Le fruit de son sein, moi, le Christ, Verbe de Dieu, a déchiré son sein.
Et n’allez pas comprendre mes paroles de travers. Je ne l’ai pas déchiré humainement. Elle était au-dessus des misères humaines ; sur elle ne pesait pas la condamnation d’Eve, mais elle n’était pas au-dessus de la douleur. Et la grande douleur, douleur insigne, souveraine, absolue, est entrée en elle, avec la violence d’un météore qui fond du ciel, à l’instant même où elle connut l’extase de l’étreinte avec l’Esprit créateur.
La béatitude et la douleur ont serré le cœur de Marie en un seul nœud au moment de son ‘fiat’ suprême et de ses noces très chastes. La béatitude et la douleur se fondirent en une seule chose, tout comme Marie ne faisait plus qu’un avec Dieu. Elle était appelée à une mission de rédemptrice et, dès le premier instant, la douleur surpassa la béatitude. Celle-ci vint à son Assomption.
Unie à l’Esprit de sagesse, son esprit eut la révélation de l’avenir qui était réservé à sa créature, et dès lors, il n’y eut plus, pour Marie, de joie au sens habituel de ce mot.
A chaque heure qui passait, pendant que je me formais, puisant la vie à son sang de vierge-mère – et caché au fond de ses entrailles, j’avais d’inénarrables échanges d’amour avec ma Mère – un amour et une douleur sans pareil se levaient, telles les vagues d’une mer orageuse, dans le cœur de Marie et la fouettaient de leur violence.
Le cœur de ma Mère connut la morsure des épées de la douleur du moment où la Lumière, quittant le centre du Feu Unique et Trin, pénétra en elle, amorçant l’Incarnation de Dieu et la Rédemption de l’humanité ; et cette morsure s’accrut, d’heure en heure, pendant la sainte gestation au cours de laquelle le sang divin s’élaborait d’une source de sang humain, le cœur du Fils battait au rythme du cœur de la Maman, la chair éternelle se formait avec la chair immaculée de la vierge.
La douleur fut plus grande au moment où je naquis pour être Lumière dans un monde de ténèbres. La béatitude de la mère qui embrasse son enfant se transforma chez Marie en la certitude de la Martyre qui sait que le martyre approche.
Béni soit le fruit de tes entrailles.
Oui. Mais à ces entrailles qui méritaient toute la joie destinée à un Adam sans faute, j’ai dû donner toute la douleur. Et pour vous. Pour vous la peine d’affliger Joseph. Pour vous l’accouchement dans une telle désolation. Pour vous la prophétie de Siméon qui lui tourna la lame dans la plaie, renforçant et aiguisant la morsure de l’épée. Pour vous la fuite en terre étrangère, pour vous les anxiétés de toute une vie, pour vous les soucis de savoir que j’évangélisais des castes ennemies qui me persécutaient, pour vous l’effroi de la capture, le tourment des multiples tortures, l’agonie de mon agonie, la mort de ma mort.
J’ai été recueilli sur le sein qui m’avait porté avec une piété qui ne pouvait être plus grande ; mais, en vérité, je vous dis que, entre mon cœur, privé de mouvement vital et lacéré par le coup de lance, et celui de la Mère très affligée qui me tenait sur ses genoux, il n’y avait aucune différence de vie et de mort. Le cœur de Marie et son sein avaient été tués comme moi, l’Innocent, avais été tué.
Aux miracles reliés à la Rédemption, connus ou inconnus, manifestes pour tous ou révélés à quelques privilégiés, ajoutez celui-ci : le fait que la vie a continué en Marie par œuvre de l’Eternel après que son cœur fut brisé par et pour le genre humain comme celui du Fils, son Jésus.
Vous qui ne connaissez pas et ne voulez pas supporter la douleur, pouvez-vous imaginer quelle fut celle de la Bénie, de l’Immaculée, de la Sainte, de porter en elle un cœur lacéré, mort, abandonné, et de voir replié sur son sein un corps sans vie, martyrisé, ensanglanté, livide, lequel avait été le corps du Fils, la chair de sa chair, le sang de son sang, la vie de sa vie, l’amour de son esprit ?
Vous m’avez eu parce que, trente-trois ans avant moi, Marie a accepté de boire le calice de l’amertume. Sur le bord de la coupe que j’ai bue dans des sueurs de sang, j’ai trouvé la saveur des lèvres de ma Mère, et ses pleurs amers étaient mélangés au fiel de mon sacrifice. Et, croyez-moi, la chose qui m’a coûté le plus fut de la faire souffrir, elle qui ne méritait pas la douleur. L’abandon du Père, la souffrance de ma Mère, la trahison de l’ami qui contenait toutes les trahisons futures, voilà les choses les plus atroces de mon atroce supplice de Rédempteur. Le coup de lance de Longin dans un organe désormais insensible à la douleur n’est rien en comparaison.
Je voudrais que, pour la douleur qui a déchiré ma Mère pour vous, vous lui donniez de l’amour. Un grand amour, très tendre, l’amour des enfants envers la plus parfaite de toutes les mères, la Mère qui n’a pas encore fini de souffrir, pleurant des larmes célestes sur les enfants de son amour, lesquels répudient la maison paternelle et se font les gardiens de bêtes immondes, les vices, au lieu de rester des enfants de roi, enfants de Dieu.
Et si l’on peut établir une norme, sachez que moi, Dieu, je n’estime pas me diminuer en aimant d’un amour infini, plein de vénération, ma Mère dont je vois la nature immaculée, œuvre du Père. Mais je me souviens aussi de sa vie martyrisée de Co-Rédemptrice sans laquelle je n’aurais pas été Homme parmi les humains et votre Rédempteur éternel.”