Dieu a voulu un sein immaculé
Jésus dit :
« Aujourd’hui, écris seulement ceci : la pureté a une telle valeur que le sein d’une créature a pu contenir Celui qui ne peut être contenu, parce qu’elle possédait la plus grande pureté que puisse avoir une créature de Dieu.
La sainte Trinité y descendit avec toutes ses perfections, y habita avec les trois Personnes, enferma son Etre infini dans un si petit espace – sans pour autant se diminuer, parce que l’amour de la Vierge et la volonté de Dieu dilatèrent cet espace jusqu’à en faire un Ciel –, et s’y manifesta conformément à ses caractéristiques :
Le Père, en tant que Créateur, renouvela son œuvre du sixième jour et eut une vraie “ fille ”, digne de lui, à sa parfaite ressemblance. L’empreinte de Dieu s’était imprimée en Marie avec une telle netteté que seul le Premier-né du Père lui était supérieur. Marie peut être appelée la “ puînée ” du Père, en raison de la perfection qu’elle reçut et sut conserver, de sa dignité d’Epouse de Dieu, de Mère de Dieu, et de Reine du Ciel : elle vient au second rang après le Fils du Père et dans sa Pensée éternelle, parce qu’il se complaît en elle de toute éternité.
Le Fils, en étant “ Fils ” pour elle aussi, lui enseignait, par un mystère de la grâce, sa vérité et sa sagesse alors qu’il n’était encore qu’un germe qui se développait en son sein.
L’Esprit Saint apparaissait parmi les hommes grâce à une Pentecôte anticipée, une Pentecôte prolongée, Amour en “ celle qui aima ”, Consolation des hommes par le fruit de son sein, Sanctification par la maternité du Saint.
Pour se manifester aux hommes sous la forme nouvelle et complète qui inaugure l’ère de la Rédemption, Dieu n’a pas choisi pour trône un astre du ciel, ni le palais d’un puissant. Il n’a pas davantage voulu les ailes des anges pour y poser les pieds. Il a voulu un sein immaculé.
Eve, elle aussi, avait été créée immaculée. Mais c’est de son plein gré qu’elle voulut être corrompue. Alors qu’Eve vivait dans un monde pur, Marie, qui vivait dans un monde corrompu, se refusa à offenser sa pureté par la moindre pensée tournée vers le péché. Elle connaissait l’existence du péché. Elle en a vu les visages les plus divers et les plus horribles. Elle les a tous vus, jusqu’au plus horrible : le déicide. Mais elle les a connus pour les expier et devenir, pour l’éternité, celle qui a pitié des pécheurs et prie pour leur rédemption.
Je revois l’intérieur de ce pauvre refuge de pierre où Marie et Joseph ont trouvé asile et partagent le sort des animaux.
Un petit feu sommeille, de même que son gardien. Marie relève doucement la tête de sa couche et regarde. Voyant que Joseph a la tête qui tombe sur la poitrine, comme s’il réfléchissait, elle pense que la fatigue a triomphé de son désir de rester éveillé. Elle a un bon sourire et s’assied, puis s’agenouille en faisant moins de bruit que ne peut en faire un papillon qui se pose sur une rose. Un sourire heureux sur le visage, elle prie. Elle prie les bras écartés, pas vraiment en croix mais presque, les paumes tournées vers le ciel et en avant, sans jamais paraître fatiguée de cette position pénible. Puis elle se prosterne, le visage contre le foin, dans une prière encore plus profonde, une longue prière.
Joseph se secoue. Il voit que le feu est presque mort et que l’étable est dans une quasi-obscurité. Il jette une poignée de brindilles extrêmement fines et la flamme se réveille ; il y ajoute des rameaux un peu plus gros, puis encore plus gros, car le froid doit être piquant. Le froid de cette nuit d’hiver paisible pénètre en effet de toutes parts dans ces ruines. Le pauvre Joseph doit être gelé, car il se trouve près de la “ porte ” – appelons comme cela l’ouverture sur laquelle son manteau fait office de rideau. Il avance ses mains vers la flamme, défait ses sandales et en approche ses pieds. Il se réchauffe. Quand le feu a bien pris et que sa lumière est assurée, il se tourne. Il ne voit rien, même plus le voile blanc de Marie, qui traçait auparavant une ligne claire sur le foin sombre. Il se met alors debout et s’approche lentement de la couche.
« Tu ne dors pas, Marie ? » demande-t-il.
Il le demande à trois reprises jusqu’à ce qu’elle en prenne conscience et réponde :
« Je prie.
– Tu n’as besoin de rien ?
– Non, Joseph.
– Essaie de dormir un peu, ou du moins de te reposer.
– Je vais essayer, mais prier ne me fatigue pas.
– Bonne nuit, Marie.
– Bonne nuit, Joseph. »
Marie reprend sa position. Joseph, pour ne plus céder au sommeil, s’agenouille auprès du feu et prie. Pour ce faire, il se couvre le visage de ses mains. Il les enlève de temps en temps pour alimenter le feu puis retourne à sa prière fervente. Excepté le bruit du bois qui crépite et celui de l’âne, qui de temps à autre frappe le sol du pied, on n’entend rien.
Un rayon de lune pénètre par une fissure du plafond, comme une lame immatérielle d’argent qui s’en va chercher Marie. Au fur et à mesure que la lune monte dans le ciel, il s’allonge et, finalement, l’atteint. Le voilà sur la tête de Marie en prière, la nimbant de blancheur.
Marie lève la tête comme sur un appel du Ciel et se remet à genoux. Oh, comme c’est beau ici ! Elle lève la tête, qui semble resplendir à la blanche lumière de la lune, et un sourire la transfigure, un sourire qui n’est plus humain. Que voit-elle ? Qu’entend-elle ? Qu’éprouve-t-elle ? Elle seule pourrait dire ce qu’elle a vu, entendu et éprouvé au moment fulgurant de sa maternité. Je vois seulement la lumière ne cesser de grandir autour d’elle. On dirait qu’elle descend du ciel, qu’elle émane des pauvres choses qui l’entourent et surtout d’elle-même.
Son vêtement bleu foncé a maintenant pris l’apparence d’un bleu d’une douceur céleste de myosotis, ses mains et son visage semblent devenir bleutés comme s’ils étaient placés sous le feu d’un saphir immense et clair. Cette couleur me rappelle, en plus pâle, celle que j’ai vue dans les visions du Paradis ou de la venue des Mages ; elle se diffuse toujours plus sur les objets, les revêt, les purifie, les rend splendides.
La lumière se dégage toujours plus du corps de Marie, elle absorbe celle de la lune, on dirait même qu’elle attire à elle tout ce qui peut lui arriver du ciel. C’est elle, désormais, qui est dépositaire de la Lumière, celle qui doit donner cette Lumière au monde. Et cette Lumière béatifique, irrésistible, incommensurable, éternelle, divine qui est sur le point de nous être donnée s’annonce par une aube, un éveil de lumière au clairon, un chœur d’atomes de lumière qui ne cesse de croître comme une marée et de s’élever comme de l’encens, qui descend en torrent et se déploie comme un voile…
La voûte, couverte de fissures, de toiles d’araignées, de décombres en saillie qui tiennent en équilibre instable par quelque prodige de la statique, cette voûte noire, enfumée, repoussante, ressemble à celle d’une salle royale. Chaque pierre est un bloc d’argent, chaque fissure une clarté opaline, chaque toile d’araignée un précieux baldaquin tissé d’argent et de diamants. Un gros lézard qui sommeille entre deux blocs de pierre semble être un bracelet d’émeraude oublié là par une reine. Une grappe de chauves-souris engourdies, un précieux lustre d’onyx. Le foin qui pend de la plus haute des mangeoires n’est plus de l’herbe, mais d’innombrables fils d’argent pur qui tremblent dans l’air avec la grâce de cheveux dénoués.
La mangeoire inférieure, en bois sombre, est devenue un bloc d’argent bruni. Les murs sont recouverts d’un brocart où la blancheur de la soie disparaît sous une broderie de perles en relief. Quant au sol… qu’en dire ? C’est du cristal illuminé par une lumière blanche. Les saillies ressemblent à des roses de lumière jetées à terre en signe d’hommage, et les trous à des coupes précieuses qui dégagent arômes et parfums.
La lumière ne cesse de croître, l’œil ne peut la supporter Comme absorbée par un voile de lumière incandescente, la Vierge y disparaît… et la Mère en émerge.
Oui : quand la lumière redevient supportable à mes yeux, je vois Marie tenant son Fils nouveau-né dans les bras. C’est un petit bébé rose et potelé qui s’agite et se débat de ses mains, grosses comme un bouton de rose, et de ses petits petons, qui tiendraient bien dans le cœur d’une rose. Il vagit d’une voix tremblante, exactement celle d’un agneau qui vient de naître, en ouvrant une bouche qui ressemble à une fraise des bois et en montrant une petite langue qui tremble contre son palais rose. Il bouge une tête si blonde qu’on la croirait sans cheveux, une petite tête que sa mère soutient de la paume de sa main tout en regardant son bébé ; elle l’adore en pleurant et riant tout à la fois, et s’incline pour y déposer un baiser, non pas sur sa tête innocente, mais au milieu de la poitrine, là où son petit cœur bat – et cela pour nous : là où, un jour, se trouvera la blessure. Sa Mère la lui soigne par avance, cette blessure, par son baiser immaculé.
Le bœuf, réveillé par la clarté, se lève dans un grand bruit de sabots et mugit, et l’âne tourne la tête et brait. C’est la lumière qui les réveille, mais j’aime à penser qu’ils ont voulu eux aussi saluer leur Créateur, de leur part et de la part de tous les animaux.
Joseph aussi, qui priait, comme en extase, avec une intensité telle qu’il s’était isolé de tout ce qui l’entourait, se secoue. Entre ses doigts dont il se couvre le visage, il voit filtrer cette étrange lumière. Il découvre son visage, lève la tête, se tourne. Le bœuf, debout, lui cache Marie. Mais elle l’appelle :
« Joseph, viens. »
Il accourt et, devant le spectacle, s’arrête, comme foudroyé de respect, et va tomber à genoux là où il se trouve. Mais Marie insiste :
« Viens, Joseph. »
Prenant appui de la main gauche sur le foin et tenant de la main droite l’Enfant tout contre son cœur, elle se lève et se dirige vers Joseph, qui s’avance d’un pas hésitant, pris entre le désir de venir à elle et la crainte d’être irrespectueux.
Au pied de la couche les deux époux se rencontrent et se regardent en pleurant de bonheur.
« Viens, offrons Jésus au Père », dit Marie.
Tandis que Joseph s’agenouille, elle, debout entre les deux troncs qui soutiennent la voûte, élève son Enfant dans ses bras et dit :
« Me voici. C’est pour lui, mon Dieu, que je prononce ces mots. Me voici pour faire ta volonté. Et avec lui, moi, Marie, et Joseph, mon époux. Voici tes serviteurs, Seigneur. Que nous fassions toujours ta volonté, à tout moment et en toute occasion, pour ta gloire et par amour pour toi. »
Puis Marie se penche, dit : « Prends-le, Joseph » et lui offre l’enfant.
« Moi ? A moi ? Oh non, je n’en suis pas digne ! »
Joseph est tout intimidé, anéanti à l’idée de devoir toucher Dieu.
Mais Marie insiste en souriant :
« Tu en es bien digne. Nul ne l’est plus que toi, et c’est pour cette raison que le Très-Haut t’a choisi. Prends-le, Joseph, et tiens-le pendant que je vais chercher les langes. »
Rouge comme une pivoine, Joseph étend les bras et prend le poupon de chair qui crie de froid. Mais une fois qu’il l’a dans les bras, il abandonne son intention première de le tenir loin de lui par respect, et il le serre contre son cœur, en éclatant en sanglots :
« Oh, Seigneur ! Mon Dieu ! »
Puis il se penche pour baiser les petits pieds et les sent glacés. Alors, il s’assied par terre, le presse contre lui et se sert de son manteau marron et de ses mains pour essayer de le couvrir, de le réchauffer, de le défendre contre la bise nocturne. Il voudrait aller à côté du feu mais, là-bas, un courant d’air pénètre par la porte. Mieux vaut rester là où il est. Ou plutôt, mieux vaut aller entre les deux animaux, qui le protègeront du courant d’air et donneront de la chaleur. Il va donc se placer entre le bœuf et l’âne, tournant le dos à la porte, penché sur le nouveau-né pour lui faire de sa poitrine une niche dont les côtés sont une tête grise aux longues oreilles et un gros museau blanc aux naseaux fumants et aux bons yeux humides.
Marie a ouvert le coffre et en a tiré des linges et des langes.
Elle est allée auprès du feu et les y a réchauffés. Elle s’avance maintenant vers Joseph et enveloppe l’Enfant dans la toile tiédie, puis dans son propre voile pour protéger la petite tête.
« Où allons-nous le mettre maintenant ? » demande-t-elle.
Joseph regarde autour de lui, réfléchit…
« Attends, dit-il. Poussons plus loin les deux animaux et leur foin, tirons vers le bas le foin qui se trouve là au-dessus, et mettons Jésus à l’intérieur. Le bois du bord de la mangeoire le protègera des courants d’air, le foin fera office d’oreiller et le souffle du bœuf le réchauffera un peu. Mieux vaut le bœuf, il est plus patient et tranquille. »
Joseph se met à l’œuvre pendant que Marie berce son Enfant en le serrant sur son cœur et en appuyant sa joue contre la petite tête pour lui transmettre un peu de chaleur.
Joseph ranime le feu sans lésiner sur le bois pour obtenir une belle flamme et réchauffer le foin et, à mesure qu’il le sèche, il le met sur son sein pour l’empêcher de refroidir. Lorsqu’il en a entassé suffisamment pour faire un petit matelas à l’Enfant, il va à la mangeoire et l’arrange pour en faire un berceau.
« C’est prêt, dit-il. Maintenant, il nous faudrait une couverture pour empêcher le foin de le piquer et pour le recouvrir…
– Prends mon manteau, dit Marie.
– Tu vas avoir froid.
– Oh, ça ne fait rien ! La couverture est trop rugueuse, alors que mon manteau est doux et chaud. Je n’ai pas froid du tout. Mais qu’il ne souffre plus, lui ! »
Joseph prend alors l’ample manteau de douce laine bleu foncé et l’installe en double sur le foin ; un pan retombe hors de la crèche. Le premier lit du Sauveur est prêt.
De sa douce démarche ondoyante, Marie l’y porte et l’y dépose, le recouvre avec le pan du manteau qu’elle ramène aussi autour de sa tête nue, qui enfonce dans le foin, dont elle est à peine protégée par le fin voile de Marie. Seul le petit visage de Jésus, gros comme le poing, reste à découvert, et le couple, penché sur la crèche, tout heureux, le regarde dormir de son premier sommeil. La chaleur des langes et du foin a calmé ses pleurs et apporté le sommeil au doux Jésus.