En ces jours-là, Jésus s’en alla dans la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu. Le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze auxquels il donna le nom d’Apôtres : Simon, auquel il donna le nom de Pierre, André son frère, Jacques, Jean, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques fils d’Alphée, Simon appelé le Zélote, Jude fils de Jacques, et Judas Iscariote, qui devint un traître. Jésus descendit de la montagne avec eux et s’arrêta sur un terrain plat. Il y avait là un grand nombre de ses disciples et une grande multitude de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem, et du littoral de Tyr et de Sidon. Ils étaient venus l’entendre et se faire guérir de leurs maladies ; ceux qui étaient tourmentés par des esprits impurs retrouvaient la santé. Et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous.
(…) « Maintenant, allons réveiller mes autres enfants » dit Jésus. Comme sa grotte est la plus élevée, il descend et, passant d’une grotte à l’autre, il appelle par leur nom les douze dormeurs.
Simon, Barthélemy, Philippe, Jacques et André répondent aussitôt. Matthieu, Pierre et Thomas sont plus lents. Et alors que Jude vient à la rencontre de Jésus dès qu’il le voit sur le seuil, déjà prêt et bien éveillé, l’autre cousin, Judas et Jean dorment à poings fermés, à tel point que Jésus doit les secouer sur leur lit de feuillage pour les réveiller.
Jean, appelé le dernier, dort si profondément qu’il ne reconnaît pas celui qui l’appelle. Dans les brumes de son sommeil à demi interrompu, il marmonne : « Oui, maman, j’arrive tout de suite… », puis il se retourne.
Jésus sourit, s’assied sur la couche de feuilles ramassées dans les bois, et se penche pour déposer un baiser sur la joue de son Jean, qui ouvre les yeux et reste un instant ébahi de voir Jésus. Il s’assied d’un seul coup et dit :
« Tu as besoin de moi ? Me voici.
– Non, je t’ai réveillé comme tous les autres. Mais tu m’as pris pour ta mère, alors je t’ai donné un baiser, comme une mère. »
Jean ne porte que ses sous-vêtements car il a mis son habit et son manteau comme couvertures. Il saisit Jésus par le cou, se réfugie contre lui, la tête entre l’épaule et la joue et s’exclame :
« Oh, pour moi tu es bien plus qu’elle ! Je l’ai quittée pour toi, mais toi, je ne te quitterais pas pour elle ! Elle m’a enfanté sur la terre, mais toi tu m’enfantes au Ciel. Ah ! Je le sais bien !
– Que sais-tu de plus que les autres ?
– Ce que le Seigneur m’a dit dans cette grotte. Tu vois, je ne suis jamais venu te trouver et je suppose que mes compagnons t’auront dit que c’était par indifférence et orgueil. Mais ce qu’ils pensent ne m’intéresse guère. Je sais que tu connais la vérité. Je ne suis pas venu à Jésus Christ, le Fils de Dieu incarné, mais à ce que tu es au sein du Feu qu’est l’Amour éternel de la très sainte Trinité, sa nature, son essence, sa véritable essence, je suis venu à ce que tu es, toi la deuxième Personne de l’ineffable Mystère qui est Dieu et que je pénètre, car il m’a aspiré à lui, je l’ai toujours eu avec moi… Ah ! Je ne saurais redire tout ce que j’ai compris dans cette grotte sombre, noire, qui est devenue pour moi pleine de lumières, dans cette froide caverne où j’ai été brûlé d’un feu invisible, mais qui est descendu au plus profond de mon être et l’a enflammé d’un doux martyre, dans cet antre silencieux qui m’a chanté des vérités célestes. Tous mes désirs, toutes mes larmes, toutes mes demandes, je les ai déversés sur ton sein divin, à toi le Verbe de Dieu. De tout ce que j’ai pu entendre de ta part, jamais aucune parole n’a été aussi vaste que celle que tu m’as dite ici, toi le Fils de Dieu, qui es Dieu comme le Père et Dieu comme l’Esprit Saint, toi qui es le pivot de la Trinité… Ah ! Je blasphème peut-être, mais c’est ce qu’il me semble, car si tu n’existais pas, toi, l’Amour venu du Père et qui retourne au Père, il manquerait l’Amour, l’Amour divin, et la Divinité ne serait plus trine, il y manquerait l’attribut le plus essentiel de Dieu : son amour ! Ah, j’ai tant ici ! Mais c’est comme de l’eau qui bouillonne contre une écluse et ne peut sortir… j’ai l’impression de mourir tant est violent et sublime le tumulte qui m’est descendu dans le cœur à partir du moment où je t’ai compris… mais pour rien au monde je ne voudrais en être libéré… Fais-moi mourir de cet amour, mon doux Dieu ! »
Jean sourit et pleure, haletant, enflammé d’amour, et il s’abandonne sur la poitrine de Jésus comme si cette flamme l’épuisait. Jésus, brûlant d’amour à son tour, le caresse.
Jean se ressaisit sous un flot d’humilité qui le fait supplier :
« Ne répète pas aux autres ce que je t’ai dit. Eux aussi ont certainement su vivre de Dieu comme je l’ai fait ces jours-ci. Mais pose sur mon secret la pierre du silence.
– Sois tranquille, Jean, personne ne saura rien de tes noces avec l’Amour. Habille-toi, et viens. Nous devons partir. »
Jésus sort sur le sentier où les autres se trouvent déjà. Leurs visages paraissent plus vénérables, plus recueillis. Les plus âgés ressemblent à des patriarches ; les jeunes ont quelque chose de plus mûr, de plus digne, ce qu’auparavant leur jeunesse dissimulait. Judas regarde Jésus avec un timide sourire sur un visage marqué par les larmes. En passant, Jésus lui fait une caresse. Pierre… ne parle pas. C’est si étrange chez lui que cela étonne plus que tout autre changement. Il regarde attentivement Jésus, mais avec une dignité nouvelle qui paraît lui agrandir le front aux tempes, un peu dégarnies, et rendre plus sévère son regard où jusqu’alors brillait toujours une lueur de malice. Jésus l’appelle à venir auprès de lui et le tient tout proche en attendant Jean, qui sort finalement. Je ne saurais dire si son visage est plus pâle ou plus rouge, mais toujours est-il qu’il y brille une flamme qui n’en change pas la couleur, mais est pourtant visible. Tous le regardent.
« Viens ici près de moi, mon Jean, et toi aussi, André, et toi, Jacques, fils de Zébédée. Puis toi aussi, Simon, et Barthélemy, Philippe, et vous, mes frères, et puis Matthieu. Judas, viens là, face à moi. Thomas, viens ici. Asseyez-vous. J’ai à vous parler. » (…)
Jésus dit :
“Pour soutenir ses forces physiques, il faut nourrir le corps. Les indigents qui ne peuvent se procurer de la nourriture doivent la mendier auprès des riches. D’habitude, ils demandent du pain. Sans pain, la vie est impossible.
Vous êtes des pauvres qui avez besoin de nourriture pour votre âme. A votre pauvreté j’ai donné le Pain eucharistique. Il nourrit la moëlle de votre âme, donne vigueur à l’esprit, soutient vos forces spirituelles, augmente le pouvoir de toutes les facultés intellectuelles, car là où est la vigueur vitale est aussi la vigueur mentale.
Une nourriture saine infuse la santé. Une nourriture vraie infuse la vraie vie. Une nourriture sainte suscite la sainteté. Une nourriture divine donne Dieu.
Mais en plus d’être pauvres, vous êtes malades, faibles, non seulement de cette faiblesse que cause le manque de nourriture et qui cesse quand on se nourrit, mais faibles à cause des maladies qui vous épuisent. Que de maladies a votre âme ! Que de microbes vous inocule le Malin pour provoquer ces maladies en vous ! Celui qui est faible et malade a besoin, non seulement de pain, mais aussi de vin.
Dans mon Eucharistie, je vous ai laissé les deux signes de ce dont a besoin votre nature de pauvres et votre faiblesse de malades : le pain qui nourrit, le vin qui fortifie.
J’aurais pu me communiquer à vous sans signes extérieurs. Je le peux. Mais vous êtes trop lourds pour saisir le spirituel. Vos sens extérieurs ont besoin de voir. Votre âme, votre cœur, votre esprit cèdent, et péniblement, devant les formes visibles et palpables. C’est tellement vrai que, si vous arrivez à croire que je suis dans l’Eucharistie et que vous me recevez dans l’hostie, vous n’admettez pas, la grande majorité d’entre vous, l’infusion en vous de l’Esprit dont vous viennent élans, lumières, impulsions aux bonnes œuvres.
Si vous croyiez avec la force dont le Mystère est digne, vous sentiriez, en me recevant, la vie qui entre en vous. Lorsque je m’approche de vous, vous devriez vous sentir brûler comme près d’une fournaise ardente. Ma présence en vous devrait vous plonger dans une extase qui emporterait le profond de votre esprit dans un ravissement de Paradis.
La fusion de votre humanité pervertie avec mon humanité parfaite vous donnerait la santé, même physique; ainsi, vous résisteriez aux maladies de votre corps jusqu’au jour où je dirais ‘Assez’ pour vous ouvrir le Ciel. Elle vous apporterait l’intelligence pour comprendre rapidement et avec justesse. Elle vous rendrait impénétrables aux assauts déchaînés ou aux pièges subtils de la Bête.
Au lieu de cela, je peux faire bien peu parce que j’entre là où la foi est languissante, où la charité est superficielle, où la volonté est à l’état d’ébauche, où l’humain est plus fort que l’esprit, où, par dessus tout, vous ne faites pas d’effort pour réprimer la chair afin que l’esprit surgisse.
Vous ne vous efforcez pas du tout. Vous attendez le miracle de moi. Rien ne m’empêche de l’accomplir, mais je veux de votre part au moins le désir de le mériter.
A celui qui se tourne vers moi en criant de l’aider et en imitant la foi des foules de Galilée, je me communiquerai, non seulement avec mon Corps et mon Sang, mais avec ma charité, mon intellect, ma force, ma volonté, ma perfection, mon Essence. Dans l’âme qui sait venir à moi, je serai présent comme je le suis au Ciel, dans le sein du Père dont je procède, engendrant l’Esprit qui est charité et sommet de perfection.”