En ce temps-là, un lépreux vint auprès de Jésus ; il le supplia et, tombant à ses genoux, lui dit : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Saisi de compassion, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » À l’instant même, la lèpre le quitta et il fut purifié. Avec fermeté, Jésus le renvoya aussitôt en lui disant : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre, et donne pour ta purification ce que Moïse a prescrit dans la Loi : cela sera pour les gens un témoignage. » Une fois parti, cet homme se mit à proclamer et à répandre la nouvelle, de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais restait à l’écart, dans des endroits déserts. De partout cependant on venait à lui.
Avec la précision d’une photographie parfaite, un pauvre lépreux se présente à ma vue spirituelle depuis ce matin, avant même que l’aube ne se lève.
C’est vraiment une ruine humaine. Je ne saurais dire quel âge il a, tellement le mal l’a dégradé. Squelettique, à demi nu, il montre son corps réduit à l’état d’une momie décharnée. Ses mains et ses pieds sont déformés, il en manque des parties, de sorte que ces pauvres extrémités ne paraissent plus appartenir à un homme. Ses mains désarticulées et déformées ressemblent aux pattes de quelque monstre ailé, ses pieds sont comme des sabots de bœuf, tant ils sont rabougris.
Quant à la tête !… Je pense qu’un cadavre resté sans sépulture, momifié par le soleil et le vent, aurait une allure semblable. Il reste, par-ci par-là, quelques touffes de cheveux, collés à la peau jaunâtre et croûteuse comme si la poussière l’avait desséchée sur un crâne, des yeux à peine entrouverts et renfoncés, les lèvres et le nez dévorés par le mal mettent déjà à nu cartilages et gencives, les oreilles ne sont plus que des restes de pavillons informes ; par dessus tout cela s’étend une peau parcheminée, jaune comme certains kaolins, sous laquelle les os semblent percer. Cette peau doit avoir pour office de tenir ensemble ces pauvres os dans son sac dérisoire, tout marqué de cicatrices et lacéré de plaies putrides. Une ruine !
Ce misérable me fait penser exactement au spectre de la Mort parcourant la terre, dont le squelette, recouvert de lambeaux d’une peau sèche, se drape dans un manteau sordide tout en haillons ; mais au lieu d’une faux, il tient un bâton noueux, sûrement arraché à un arbre.
Il est debout sur le seuil d’une caverne éloignée de toute habitation. Une vraie ruine, tellement délabrée que je ne puis dire si à l’origine c’était un tombeau ou une cabane de bûcherons ou encore les restes d’une maison démolie. Il regarde du côté de la route, éloignée de plus de cent mètres de son antre, une voie de grande circulation, poussiéreuse et encore ensoleillée. Il n’y a personne sur la route. A perte de vue, soleil, poussière et solitude. Beaucoup plus loin, en montant vers le nord-ouest, il doit y avoir un village ou une ville. J’en vois les premières maisons à un kilomètre au moins.
Le lépreux regarde et soupire, puis il prend une écuelle ébréchée et la remplit à un petit ruisseau. Il boit. Il pénètre dans un enchevêtrement de ronces, en arrière de l’antre, se penche, arrache au sol des radis sauvages. Il revient au ruisseau, où il les débarrasse du plus gros de la poussière avec le peu d’eau qui coule, et les mange lentement, en les portant péniblement à sa bouche, avec ses mains mutilées. Ils doivent être durs comme du bois. Il a du mal à les mastiquer. Il en recrache beaucoup sans arriver à les avaler malgré les gorgées d’eau qu’il absorbe.
« Où es-tu, Abel ? » crie une voix.
Le lépreux remue, il a sur les lèvres quelque chose qui voudrait être un sourire. Mais ces lèvres sont tellement rongées que son essai de sourire est informe. Il répond d’une voix étrange, stridulante, qui me fait penser aux cris de certains oiseaux dont j’ignore le nom exact :
« Je suis ici ! Je ne croyais plus que tu viendrais. Je pensais qu’il t’était arrivé malheur, j’étais triste… Si tu me fais défaut toi aussi, que va-t-il rester au pauvre Abel ? »
Sur ces mots, il se dirige vers la route jusqu’à la distance permise par la Loi. On le voit parce qu’il s’arrête à mi-chemin.
Sur la route arrive un homme qui paraît courir tant il va vite.
« Mais est-ce bien toi, Samuel ? Ah ! Si tu n’es pas celui que j’attends, qui que tu sois, ne me fais pas de mal !
– C’est moi, Abel, c’est bien moi, et en bonne forme. Regarde comme je cours. Je suis en retard, je le sais, et j’en suis peiné pour toi. Mais quand tu sauras… comme tu seras heureux ! Et je ne t’apporte pas seulement les quignons de pain habituels, mais une miche entière, fraîche et bonne, toute pour toi. J’ai aussi un bon poisson et un fromage. Tout pour toi. Je veux que tu fasses la fête, mon pauvre ami, pour te préparer à une fête plus grande encore.
– Mais comment es-tu si riche ? Je n’y comprends rien…
– Je te le dirai tout à l’heure.
– Guéri, qui plus est : on dirait que ce n’est plus toi !
– Ecoute : j’ai su qu’à Capharnaüm se trouvait ce Rabbi qui est saint, et j’y suis allé…
Jésus dit :
“Je donne toujours le double, le triple, le centuple, l’infini en retour de ce que vous ne donnez pas. Parce que je vous aime, mes enfants, et la rigueur de mon jugement est tempérée par l’amour. Ainsi, je ne vous paie pas ainsi que vos iniquités l’exigeraient, mais, plus fort que le besoin de vous punir, je ressens le besoin de vous aider, car je vous vois malheureux et je souffre de vous voir ainsi.
Observez mes châtiments depuis que l’être humain existe. Vous verrez que j’ai toujours essayé de sauver quiconque avait un minimum de bien en soi. Ils n’étaient pas parfaitement justes ceux que je sauvais des fléaux dont je punissais les humains devenus prévaricateurs, sacrilèges, voleurs, homicides. Mais je voyais qu’ils s’efforçaient d’être justes, et ce peu de droiture qui représentait toute leur capacité d’être justes me suffisait.
Un père qui a un fils maladif mais plein de bonne volonté peut-il se moquer de lui parce qu’il n’est pas un robuste travailleur, un infatigable marcheur, un dur que rien ne brise ? Non. Au contraire, il fait de son mieux pour suppléer aux insuffisances de son fils, et avec la sollicitude et le souci de faire en sorte qu’il ne s’en rende pas compte et ne s’en sente pas humilié. Et le Père que vous avez aux Cieux, le saint Père, pourrait-il agir autrement ?
Je vous préviens, je mets les secours entre vos mains et je le fais avec tant de soin que vous ne vous en apercevez pas et vous croyez que la capacité d’en faire autant vient de vous. Non, mes enfants. C’est moi qui opère en vous pour les trois-quarts; vous faites le reste avec votre volonté.[...]
Revenez au Seigneur que vous avez quitté. En vertu de sa Trinité, il sera de nouveau le Créateur du Bien que vous avez détruit, le Sauveur du Bien qui vous est resté, l’Animateur du Bien que maintenant vous ne savez plus servir.
Venez. Je vous porterai si vous vous donnez à moi.”
Les Cahiers de 1943, 23 novembre