En ce temps-là, comme tout le monde était dans l’admiration devant tout ce qu’il faisait, Jésus dit à ses disciples : « Ouvrez bien vos oreilles à ce que je vous dis maintenant : le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes. » Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole, elle leur était voilée, si bien qu’ils n’en percevaient pas le sens, et ils avaient peur de l’interroger sur cette parole.
(...) Mais le sabbat est terminé, et ceux qui veulent fuir Jésus se pressent sur la plage pour négocier leur traversée pour Tibériade. Ils se disputent avec Zébédée qui ne veut pas leur céder sa barque, déjà prête à côté de celle de Pierre, pour le départ de nuit de Jésus avec les Douze.
« Je vais l’aider ! » dit Pierre, irrité.
Jésus, pour éviter des heurts trop violents, le retient :
« Allons-y tous, pas toi seul. »
Ils s’y rendent donc ensemble… Et ils éprouvent toute l’amertume de voir que ceux qui fuient s’en vont sans même saluer, coupant net toute discussion pour s’éloigner de Jésus… Ils entendent quelques épithètes méprisantes et des conseils amers aux disciples fidèles…
Jésus se détourne pour revenir à la maison après le départ de la foule hostile, et il dit au nouveau disciple :
« Tu les entends ? Voilà ce qui t’attend en venant à moi.
– Je le sais. C’est pour cela que je reste. Je t’avais vu, un jour de gloire, au milieu de la foule qui t’acclamait en te saluant comme “ roi ”. J’ai haussé les épaules en pensant : “ Encore un qui se fait des illusions ! Un malheur de plus pour Israël ! ” Et je ne t’ai pas suivi parce que tu me semblais être un roi : je ne pensais même plus à toi. Maintenant je te suis parce que, dans tes paroles et dans ta bonté, je vois le Messie promis.
– En vérité, tu es plus juste que beaucoup d’autres. Néanmoins, je le répète : que celui qui espère trouver en moi un roi de la terre se retire. Que celui qui sent qu’il aura honte en face du monde accusateur se retire. Que celui qui se scandalisera de me voir traité de malfaiteur se retire. Je vous le dis pendant que vous pouvez encore le faire sans être compromis aux yeux du monde. Imitez ceux qui fuient sur ces barques, si vous ne vous sentez pas le courage de partager mon sort dans l’opprobre, pour pouvoir le partager ensuite dans la gloire. Car voilà ce qui va arriver : le Fils de l’homme sera accusé puis remis aux hommes, qui le tueront comme un malfaiteur et croiront l’avoir vaincu. Mais c’est inutilement qu’ils auront commis leur crime, car je ressusciterai trois jours plus tard et je triompherai. Bienheureux ceux qui sauront rester avec moi jusqu’à la fin ! »
Jésus dit :
« Hier soir, ton cousin s’étonnait et se désolait parce que tes souffrances ne cessent pas pendant que tu écris.
Pourquoi devraient-elles cesser ? Les missions sont toujours pénibles pour la nature humaine. La chair souffre dans le service de Dieu. Mais plus elle souffre et plus le travail de l’esprit devient fructueux.
À quel moment ai-je accompli ma mission au plus haut degré ? Au moment de ma plus grande souffrance. Et je n’avais pas alors le bien que tu as, car pendant ces heures-là, j’étais abandonné par le Père. Mais tu ne l’es pas par moi.
Cela ne suffit-il pas largement à te dédommager de la souffrance de cette poignée de cendres qu’est ta chair ? Bien sûr que oui. Ma présence auprès de toi suffirait à elle seule. Mais moi, je t’ai accordé, non seulement ma présence à tes côtés, mais de plus ma caresse, ma vue, ma parole.
La croix portée ainsi n’est plus une croix pour l’âme. Elle le reste pour la chair et le sang. Mais tu me les a donnés en offrande totale, et il convient qu’ils soient consumés, car dans le sacrifice s’annulent leurs fautes, dont – tu en es convaincue – je n’ai pas à parler pour te les rappeler. Tu me les a donnés pour toi et ‘beaucoup de choses’. Donc, qu’ils portent la croix de la souffrance totale, car il est juste qu’il en soit ainsi.
Sais-tu ce que tu fais en écrivant ? Ma volonté. La volonté de la mission que je veux que tu accomplisses. Même si une seule âme, une seule, devait trouver la voie grâce à ta peine que j’ai voulue, cette peine, qui d’un point de vue humain semble inhumaine, serait justifiée.
En luttant contre l’angoisse de l’agonie, j’ai accompli jusqu’à la dernière heure ma mission de Maître et de Rédempteur. Souviens-toi de Caïphe, de Pilate, des femmes de Jérusalem, de Disma. Jusqu’au bout, jusqu’au bout, j’ai consolé, instruit, sauvé. Et il n’y a que moi qui sache quelle était ma souffrance ! Comparée à la mienne, ta souffrance n’est rien.
Aucun disciple n’est plus que son maître, en quoi que ce soit, et si ton Maître a tant souffert pour racheter les êtres humains, toi qui t’es placée dans le sillage du Maître, veux-tu souffrir moins que lui ?
Du reste, je sais jusqu’où je peux t’accabler. Et si je t’accable lourdement, c’est signe que je te donne la capacité de supporter la charge supplémentaire et que le besoin de souffrance est infini pour l’heure terrible que vous vivez. La souffrance des holocaustes est celle qui empêche, non la ruine matérielle, mais la ruine spirituelle qui, comme un nuage chargé de brouillard, est sur le point d’aveugler les esprits et de les mener à ruiner, matériellement et plus encore, ce qui reste encore sauf. »
Les Cahiers de 1943, 11 août