En ce temps-là, comme les foules s’amassaient, Jésus se mit à dire : « Cette génération est une génération mauvaise : elle cherche un signe, mais en fait de signe il ne lui sera donné que le signe de Jonas. Car Jonas a été un signe pour les habitants de Ninive ; il en sera de même avec le Fils de l’homme pour cette génération. Lors du Jugement, la reine de Saba se dressera en même temps que les hommes de cette génération, et elle les condamnera. En effet, elle est venue des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici bien plus que Salomon. Lors du Jugement, les habitants de Ninive se lèveront en même temps que cette génération, et ils la condamneront ; en effet, ils se sont convertis en réponse à la proclamation faite par Jonas, et il y a ici bien plus que Jonas.
(…) Mais maintenant, permettez-moi d’expliquer ce que les habitants désiraient savoir, pour pouvoir les congédier ensuite et nous asseoir à table. »
La terrasse est envahie par les gens et il en entre toujours ; ils se serrent dans les endroits libres.
Jésus est assis au milieu d’une couronne d’enfants qui le regardent, l’air extasié, de leurs yeux innocents. Il tourne le dos à la table et sourit à ces enfants, même en abordant ce sujet sérieux. Il semble lire sur les minois candides les mots de la vérité dont on lui demande l’explication.
« Ecoutez : le signe de Jonas que j’ai promis aux méchants, et que je vous promets à vous aussi, non que vous soyez mauvais, mais au contraire pour que vous puissiez arriver à la perfection de la foi quand vous le verrez accompli, le voici : de même que Jonas resta trois jours dans le ventre du monstre marin, puis fut rendu à la terre pour convertir et sauver Ninive, ainsi en sera-t-il pour le Fils de l’homme. Pour calmer les vagues d’une grande tempête satanique, les grands d’Israël croiront utile de sacrifier l’Innocent. Ils ne feront qu’accroître leurs périls, parce qu’en plus de Satan qui les trouble, ils auront Dieu pour les punir après leur crime. Ils pourraient vaincre la tempête de Satan en croyant en moi, mais ils ne le font pas parce qu’ils voient en moi la raison de leurs troubles, de leurs peurs, de leurs dangers et un déni de leur sainteté qui n’est pas sincère. Mais quand l’heure sera venue, le monstre insatiable qu’est le ventre de la terre, qui engloutit tout homme qui meurt, se rouvrira pour rendre la Lumière au monde qui l’a reniée.
Voici donc : de même que Jonas fut pour les Ninivites un signe de la puissance et de la miséricorde du Seigneur, ainsi le Fils de l’homme le sera-t-il pour cette génération. Avec la différence que Ninive s’est convertie alors que Jérusalem ne se convertira pas, car elle est remplie de la génération mauvaise dont j’ai parlé. C’est pourquoi la reine du Midi se lèvera au jour du Jugement contre les hommes de cette génération et la condamnera. Car elle est venue, à son époque, des confins de la terre pour entendre la sagesse de Salomon, tandis que cette génération qui m’a au milieu d’elle ne veut pas m’entendre et me persécute, me chasse comme un lépreux et un pécheur, moi qui suis beaucoup plus que Salomon. Les Ninivites eux aussi se lèveront au jour du Jugement contre la génération mauvaise qui ne se convertit pas au Seigneur son Dieu, eux qui se sont convertis à la prédication d’un homme. Moi, je suis plus qu’un homme, fût-il même Jonas ou quelque autre prophète.
Je donnerai donc le signe de Jonas à qui demande un signe sans équivoque possible. C’est un et un signe que je donnerai à ceux qui ne veulent pas courber leur front arrogant devant les preuves, que je leur ai déjà données, de vies qui reviennent par ma volonté. Je donnerai tous les signes : celui d’un corps décomposé qui redevient vivant et intact, et celui d’un Corps qui se ressuscite tout seul parce que tout pouvoir est donné à son Esprit. Mais ce ne seront pas des grâces. Elles ne rendront pas moins accablante la situation, ni ici, ni dans les livres éternels. Ce qui est écrit est écrit. Et comme des pierres pour une prochaine lapidation, les preuves s’accumuleront : contre moi, pour me nuire sans y réussir, contre eux, afin de les faire passer pour l’éternité sous la condamnation de Dieu, réservée aux incrédules pervers.
Voilà le signe de Jonas dont j’ai parlé. Avez-vous autre chose à demander ?
– Non, Maître. Nous le rapporterons au chef de notre synagogue dont le jugement sur le signe promis était très proche de la vérité. (…)
[...] Je me relis plus tard, je médite et je me concentre sur la phrase :
Lucifer n’était “pas saint au point d’être tout amour”. Étant donné l’idée sublime que je me fais des anges, je n’arrive pas à comprendre comment un esprit comme celui d’un ange ait pu avoir des imperfections. Le péché des anges m’a toujours invinciblement stupéfiée ! Jamais personne ne m’en a fourni une explication convaincante : comment des êtres spirituels, créés par la volonté parfaite de Dieu dans une création dont l’élément “Mal” était absent puisqu’il ne s’était pas encore formé, comment ces êtres qui contemplaient l’éternelle Perfection et celle-là seule ont pu pécher ? je m’arrête maintenant sur la phrase : “…pas saint au point d’être tout amour”, qui suscite de nouveau mon: «comment cela est-il possible ?»
Saint Azarias me dit alors :
«Les anges sont supérieurs aux hommes. J’emploie le mot “hommes” pour parler des êtres que l’on dénomme ainsi, et qui sont composés de matière et d’esprit. Nous leur sommes donc supérieurs, nous qui sommes tout esprit. Mais rappelle-toi que lorsque la grâce vit dans l’homme et que circule en lui le Sang du Corps mystique dont le Christ est le chef, tandis que les sept sacrements le confirment à chaque état et à chaque période de sa vie, alors nous reconnaissons le Seigneur en vous – qui êtes “les temples vivants du Seigneur” – et nous l’adorons en vous. Vous nous devenez alors supérieurs, vous êtes “d’autres Christ” et vous possédez ce que l’on qualifie de “pain des anges”, qui n’est en réalité que le Pain des hommes. Quelle faim mystique et insatiable d’Eucharistie est la nôtre ! Elle nous pousse à nous presser autour de vous quand vous vous en nourrissez, pour sentir le divin parfum de cette Nourriture parfaite !
Mais, pour en revenir à notre point de départ, je t’assure que chez les anges, qui diffèrent de vous par la nature et la perfection, la libre volonté existe comme en vous. Dieu n’a rien créé qui soit esclave. A l’origine, tout n’était qu’ordre, dans la création. Mais l’ordre n’exclut pas la liberté. Au contraire, la liberté parfaite se trouve dans l’ordre. Dans l’ordre, il n’est pas de contrainte due à la peur d’une invasion, d’une intrusion, d’une anarchie due à d’autres volontés qui peuvent donner lieu à des ententes secrètes et des destructions en pénétrant dans l’orbite et dans la trajectoire d’autres êtres ou choses créées. Tel était l’univers tout entier avant que Lucifer n’abuse de sa liberté pour susciter en lui-même le désordre des passions – et cela, par sa propre volonté – pour mettre du désordre dans l’ordre parfait. S’il avait été tout amour, il n’y aurait pas eu place en lui pour autre chose que l’amour. Mais il y eut place pour l’orgueil, auquel on pourrait donner ce nom: le désordre de l’intelligence.
Dieu aurait-il pu empêcher tout cela ? Oui. Mais pourquoi faire violence à la libre volonté de cet archange si beau et si intelligent ? Dans ce cas n’aurait-il pas mis lui-même – lui le Très-Juste – du désordre dans l’ordre de sa Pensée en ne voulant plus ce qu’il avait d’abord voulu, c’est-à-dire la liberté de l’archange ? Dieu n’opprime pas l’esprit troublé pour le mettre de force dans l’impossibilité de pécher. Dans ce cas, il n’aurait eu aucun mérite à ne pas pécher. Pour nous aussi, il fut nécessaire de “savoir vouloir le Bien” pour continuer à mériter de jouir de la vue de Dieu, Béatitude infinie !
Puisque Dieu avait voulu que ce sublime archange se tienne à ses côtés dès les premiers actes de la création et qu’il connaisse l’avenir de la création d’amour, il voulut de même qu’il sache quelle serait la nécessité adorable mais douloureuse que son péché allait imposer à Dieu : l’Incarnation et la Mort d’un Dieu pour contrebalancer la ruine du péché qui serait créé si Lucifer ne vainquait pas l’orgueil en lui-même. L’Amour ne pouvait tenir un autre langage. Le premier anéantissement de Dieu se trouve dans cet acte de vouloir convaincre l’orgueilleux avec douceur – presque en le suppliant, par la vision ce que son orgueil allait imposer à Dieu – de ne pas pécher pour ne pas amener d’autres êtres à pécher.
C’était un acte d’amour. Mais Lucifer, déjà satanisé, y vit de la peur, de la faiblesse et un affront, une déclaration de guerre ; il engagea donc les hostilités contre le Très-Parfait en disant : “Tu es ? Moi aussi, je suis. Ce que tu as fait, c’est pour moi. Il n’y a pas de Dieu. Et s’il y a en a un, c’est moi. Je m’adore. Je t’abhorre. Je me refuse à reconnaître pour Seigneur celui qui ne sait pas me vaincre. Il ne fallait pas me créer si parfait, si tu ne voulais pas que je me pose en rival. Maintenant je suis, et je m’oppose à toi. Triomphe de-moi, si tu le peux. Mais je ne te crains pas. Moi aussi, je vais créer et ta création tremblera à cause de moi parce que je la secouerai comme un fin nuage pris par les vents, car je te hais et je veux détruire ce qui est tien pour créer sur ses ruines ce qui sera mien. Je ne connais et ne reconnais aucune autre puissance que moi. Et je n’adore plus, je n’adore, je n’adore plus personne d’autre que moi-même.”
Vraiment, la création, la Création tout entière jusqu’en ses profondeurs, fut alors prise d’une convulsion horrifiée devant l’infamie de ces paroles sacrilèges, une convulsion comme il n’y en aura pas de semblable à la fin de la Création. Il en naquit l’enfer, le règne de la Haine.
Mon âme, comprends-tu comment le Mal est apparu ? De la volonté libre – et respectée comme telle par Dieu – d’une personne qui n’était pas pleinement amour. Tu peux être sûre que le même jugement est porté sur toute faute commise depuis lors : “Tout n’est pas amour ici.” L’amour plénier interdit le péché, sans effort. Celui qui aime n’a pas d’effort à faire pour atteindre la justice! L’amour l’emporte et l’élève bien au-delà de toutes fanges et dangers, il le purifie d’instant en instant des imperfections à peine visibles qui subsistent au plus haut degré de la sainteté consumée, à cet état où l’esprit a tellement progressé qu’il est vraiment roi, déjà uni par des noces spirituelles à son Seigneur, et jouit à un niveau à peine moindre de ce qui fait la vie des bienheureux au ciel, tant Dieu se donne et se dévoile à son fils béni.
Gloire au Père, au Fils et à l’Esprit Saint.»
Les Cahiers de 1945 à 1950, 20 janvier 1946